La boîte à idées - Le blog de Jean Chambard

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Transformation Digitale : faut-il être précurseur ou suiveur ?

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Tout le monde peut se faire uberiser, même Uber

L’uberisation, néologisme qui a fait le tour de la planète depuis l’interview de Maurice Levy (patron de Publicis) dans le Financial Times fin 2014, a eu le mérite de montrer qu’être attentiste en matière de digital, c’était parfois prendre le risque de voir son métier traditionnel disparaître, attaqué par des start-ups sorties de nulle part et se développant à la vitesse de l’Internet et à l’échelle mondiale.

 

Face à cette menace, les grands groupes ont réagi en mettant sur la table des centaines de millions d’euros d’investissements : à grands coups de communication, Axa investit 450 M€ en 2015, Allianz met 1 Md € sur 3 ans  dans le numérique, la Société Générale fait de même avec son plan Digit4all ; Ou en rachetant aussi, c’est plus rapide, des start-ups : L’Oréal a ainsi acquis Nyx Cosmetics, startup 100% digital pour rattraper son retard dans le e-commerce; En nouant enfin des partenariats (les fameuses “corporate ventures”) avec ces start-ups: on ne compte plus les initiatives Open Innovation, les hackatons, les “Fabs” et autres Labs (Voir le OrangeFab de Orange, le i-Lab de Air Liquide, l’URlab d’Unibail-Rodamco, le fonds Blue Orange de SUEZ Environnement, le LabPostal de LaPoste ou bien encore le Michelin Challenge Bibendum).

 

Pour les autres, la réponse est moins évidente, car ils n’ont ni la capacité financière des grands groupes, ni la souplesse et la capacité d’innovation des start-ups. Alors faut-il suivre et prendre le risque de se faire uberiser, ou innover à tout prix ?

 

Le monde appartient aux audacieux

Si l’on en croit ainsi quelques grands cabinets de conseil, en matière de digital et d’innovation, il vaut mieux faire partie des pionniers que des suiveurs : les « précurseurs » accélèrent leur croissance grâce au digital, créant de nouveaux actifs, souvent immatériels, et de nouvelles valeurs, alors que les "suiveurs" utilisent le numérique simplement pour gagner en productivité, améliorer l’existant de manière itérative et non disruptive.

 

Cela semble assez logique : le premier à vendre une nouvelle catégorie de produits a un avantage compétitif certain car il jouit pendant un temps d'une situation de quasi-monopole. C'est en général parce qu'il a réalisé une innovation (technologique le plus souvent) en créant un nouveau produit (comme Apple avec l’iPhone), en développant un nouveau procédé de fabrication (comme Aprecia qui fabrique un médicament avec une imprimante 3D) ou un nouveau mode d'organisation (comme Ikéa avec ses meubles en kit) qu’il peut obtenir une telle position.

 

C’est une simple histoire de coût : le précurseur qui voit son marché croître, augmente ses capacités de production et peut donc bénéficier d'économies d'échelle. Ainsi ses coûts seront inférieurs à ceux de nouveaux arrivants et créeront une barrière à l'entrée difficile à franchir par les suiveurs. Il pourra développer son image de marque auprès des consommateurs et essaiera d'imposer ses normes et de les protéger par des brevets.

 

Facebook et Google+ (dont on annonce la mort depuis le départ de Vic Gundotra en 2014) sont une bonne illustration de cette situation. Quand Google+ a été lancé en décembre 2011, donc bien après Facebook en février 2004, il était destiné à supplanter ce dernier ou tout au moins à le concurrencer fortement ; Mais las, ce dernier avait déjà atteint une taille critique rendant difficile à M. Tout-le-monde de quitter le réseau social favori des adolescents au profit de Google+, surtout que celui-ci n’apportait pas de réelle valeur ajoutée sociale ni de différenciateurs forts. Finalement, les seules personnes à utiliser Google+ l’ont fait pour favoriser leur référencement par Google (le fameux SEO).

Ainsi, même si Google a pu revendiquer avoir atteint les 50 millions d’utilisateurs inscrits en 90 jours, là ou Facebook en a mis 1325, le nombre d’utilisateurs actifs a été en fait beaucoup moins glorieux.

 

 

 

On peut également citer Dropbox, société créée en 2007 et dont le service éponyme fut lancé en septembre 2008, juste un an après Windows Live folders, ancêtre de Microsoft OneDrive, et bien avant ses concurrents Google Drive (avril 2012) et iCloud (décembre 2012). Dropbox s’est rapidement imposé comme la référence en matière de stockage de fichiers, malgré une concurrence féroce et un prix du stockage en chute libre, à tel point que Microsoft a ouvert sa suite office aux fichiers stockés dans Dropbox.

Les raisons de son succès sont d’une part que Dropbox n’est pas simplement une plate-forme de stockage et de partage de fichiers, mais une vraie solution de synchronisation permettant de synchroniser ses données (et plus dans le futur ?) entre ses différents terminaux. Et d’autre part il a été longtemps l’un des rares produits à être multiplateformes en offrant une interface Web universelle et des clients sous Windows, Mac OS X, GNU/Linux, Android, iOS, BlackBerry OS et  Windows Phone 8. Essayer de synchroniser vos fichiers entre votre Android et votre Mac avec iCloud pour voir…

 

Pourtant, s’il ne faut en aucun cas rater le train du numérique et finir en exemple de ce qu’il ne faut pas faire comme Kodak, voire Nokia et RIM en téléphonie, faut-il pour autant systématiquement chercher à être précurseur ?

 

Les derniers seront aussi les premiers

Même si l’informatique n’est pas encore une science exacte, il existe quelques règles invariantes dans le domaine ; être le premier sur une technologie, c’est souvent prendre le risque d’essuyer les plâtres. Et la position de précurseur ne comporte pas que des avantages. Le développement d'une innovation peut consommer d'énormes moyens financiers (voir l’exemple de Gillette ci-après) et s'il aboutit, générer un coût très élevé pour le produit.

 

Il vaut donc parfois mieux laisser les “pionniers” défricher le marché et apprendre de leurs expériences, de leurs erreurs aussi, d’améliorer le produit avant de se lancer pour rafler le marché. Netscape, aussi précurseur fut-il (son navigateur a eu plus de 80% de part de marché en 1996, deux ans après son lancement), n’a pas su ni pu résister à Microsoft, lui-même doublé par Google avec Chrome, pourtant arrivé très tardivement sur le marché (décembre 2008, soit près de 12 ans après Netscape Navigator).

 

 

 

Autre exemple malheureux, celui de Myspace, qui fût lui aussi un précurseur des réseaux sociaux, et qui a été largement dépassé par Facebook. Souvenez-vous, MySpace était un réseau social fondé en 2003, racheté par NewCorp, le groupe de Rupert Murdoch en Juillet 2005 pour 580 M$. En Juillet 2006, il devient le site américain le plus visité. Seulement quelques mois après son rachat, Murdoch annonçait qu’il pourrait revendre la plate-forme 6 milliards de dollars. Un analyste de RBC estimait même que MySpace pourrait être valorisé entre 10 et 20 milliards de dollars d’ici à quelques années.

 

En juin 2007, MySpace avait dépassé les 200 millions d’utilisateurs, avec une progression mensuelle de 8 à 9 millions d’utilisateurs supplémentaires. En Juillet 2009, MySpace ferme 23 bureaux internationaux sur 28. 600 salariés internationaux sont licenciés. En Janvier 2011, MySpace annonce licencier 60% de ses effectifs.

 

 

 

 

Les causes de cet échec : l’abominable ergonomie technique, le manque d’écoute de ses utilisateurs, et la concurrence féroce avec Facebook. Et aussi un cruel manque d’expérience et de recul, qui a profité à Facebook et les autres réseaux sociaux.

 

On peut encore prendre l’exemple de Sony et de son format Betamax, sorti en 1975, avant celui de Philipps et de son VHS. Ou encore, celui plus récent d’Apple, qui fait figure d’innovateur pour nombre d’entre nous. Les ingénieurs d'Apple n'ont pourtant pas inventé grand-chose. Ils ont surtout su s'inspirer de l'existant pour proposer une expérience en accord avec les besoins des consommateurs. Souvent avec des appareils moins puissants techniquement que leurs concurrents et vendus plus chers, positionnement premium oblige. Ainsi le bureau virtuel et la souris qui pilotaient les imprimantes Xerox ont inspiré Steve Jobs lors d'une visite en 1979.

 

Quant à l'iPod, arrivé après bien d'autres baladeurs (Creative, iRiver...), il a su proposer une offre simple et complète de téléchargement, intégrant contenu et contenant. Pour l’iPhone, le produit phare d’Apple sorti en 2007, c’est encore plus flagrant : il n’y a pas de réelle innovation technologique dans l’iPhone : mais il intègre tout (c’est la vraie révolution) dans un seul appareil, composé d’un écran tactile capacitif multipoint , d'un appareil photo/caméra, d'un système de géolocalisation intégré ainsi que d'un logiciel de cartographie, d'un iPod, et surtout d'un navigateur Internet permettant d’être connecté à tous les services Internet, d’un client de messagerie (sans compter les fonctions élémentaires telles que le téléphone, les SMS et les MMS). L’App Store permettant de télécharger les fameuses “y-a-une-application-pour-çà” ne viendra qu’un an après, en juillet 2008, avec 500 applications tierces au démarrage.

 

Rien de sert de courir, il faut partir à point

Précurseur ou suiveur, peu importe finalement, il faut surtout savoir partir à temps avec les bons atouts. Un avantage concurrentiel permet certes de se lancer, mais il faut surtout savoir écouter ses clients, afin d’améliorer ses offres en conséquence. Il faut pour cela savoir se remettre en cause en permanence (pourquoi changer une recette qui marche après tout), ne pas s’endormir sur ses lauriers (l’éternel syndrome du leader), pratiquer l’innovation permanente.

 

Pas facile me direz-vous ? Prenons l’exemple Gillette qui innove régulièrement avec une perfection toute masculine. Il ne faut pas railler : Gillette est une entreprise de haute technologie, sachant bien sûr capitaliser sur sa marque et communiquer sur ses innovations (à titre d’exemple, Il aura fallu dix ans, 175 M$ en R&D et 22 brevets déposés pour  passer du concept - un rasoir souple qui suit les courbes du visage - au produit final Fusion), mais l’historique des principaux produits lancés par la marque de Procter & Gamble  parle bien ;

  • 1972 : Gillette lance “G 2”, le premier rasoir à 2 lames
  • 1982 : Contour, le premier rasoir à tête pivotante fait son apparition
  • 1989 : Contour Plus introduit une plaquette lubrifiante
  • 1990 : Gillette lance Sensor, rasoir à 2 lames individuellement montées sur ressorts, qui s’adapte aux contours du visage
  • 1998 : C’est à celui qui aura le plus de lames, entre Bic, Schick et Gillette.  Mach3 est le rasoir à trois lames qui aurait coûté plus de 750 M$ en recherche et développement à Gillette.
  • 2007 : Plus c’est mieux, avec Gilette Fusion, rasoir à 5 lames à l’avant, et une à l’arrière !
  • 2011 : Gillette Proglide Fusion relance la guerre des rasoirs avec son manche muni d’une “flexball” (et bien sûr toujours ses 5+1 lames et sa plaquette lubrifiante).

 

Il n'y a pas de miracle : il faut faire beaucoup de veille technologique et sociale, détecter les nouveaux usages pour identifier les solutions permettant de répondre ou s’adapter aux attentes des clients.

 Ainsi, l'un des défis auxquels doit faire face Gillette est la mode de la barbe, qui menace son activité. Alors, elle multiplie les offres. Elle a ainsi lancé Gillette Body pour se raser le corps. Plus de la moitié des 18-24 ans, en effet, auraient pris l'habitude de le faire. Pour ceux qui se préfèrent avec une barbe, l'industriel dispose aussi de Styler, qui joue tour à tour les tondeuses et les rasoirs afin d'entretenir barbe de trois jours et autres fantaisies pileuses. Elle a aussi lancé en 2000 sa gamme spécifique pour les femmes avec ses produits Venus (avec toujours 3 et 5 lames !).

 

Finalement, la réponse réside peut-être dans les coûts d’investissement et les délais de mise sur le marché : si les coûts d’acquisition d’une nouvelle technologie sont relativement  faibles et le time-to-market restreint, on peut se permettre d’attendre, d’apprendre de ses concurrents et de rattraper son retard quand on voit le marché se définir clairement.

 

Typiquement, le système “Pay how you drive” que lancent Allianz en partenariat avec tomtom, Direct Assurance, filiale d’Axa, ou encore Cardif filiale de BNP Paribas, qui permet à l’assuré de payer en fonction de son contexte de conduite (routes empruntées, conditions de trafic...), ne nécessite pas forcément de gros investissements (une application ou un boîtier GPS) ni de grosses modifications produits.

 

 Le marché est encore très incertain (Le “Pay as You Drive” de Amaguiz a ainsi montré ses limites) et le “business model” est à construire : réduire le risque doit permettre à terme de réduire la prime, mais encore faut-il que la réduction soit inférieure à l’acquisition du package “boîtier/capteurs/services”, que ce soit le boîtier GPS pour la voiture ou la “box domotique” pour l’habitation. Et faut-il maîtriser toute la chaîne du capteur au service (Cardif fabrique ses homebox couplées à son assurance H@bitat, avec un coût certain), nouer des partenariats technologiques (Allianz avec TomTom, qui collecte pour l’assureur les données avant de lui transmettre), ou simplement faire évoluer son offre de service (comme les options de télésurveillance des assureurs) ? Les principaux acteurs se marquent ainsi à la culotte, lancent des expérimentations mais attendent encore...

 

 A contrario, la santé représente un domaine plus complexe, tant sur le plan technique que juridique. Les informations concernant votre santé sont en effet des données sensibles et plus confidentielles que vos habitudes de conduite. Réduire la prime de sa prévoyance santé,  de sa dépendance en contrepartie de données dont la collecte est plus délicat à concevoir (on ne parle pas de quantified-self et de bracelets withings ou fitbit mais de données dont l’hébergement est strictement règlement, n’est pas hébergeur de données de santé qui veut) est une autre paire de manche. Les investissements sont donc plus lourds et le time-to-market plus long. Il vaut sans doute mieux plancher sur son offre maintenant pour être sûr de pouvoir la commercialiser à temps.

 

Tout le monde peut se faire uberiser, même Uber

Je l’ai dit en introduction, même Uber pourrait se faire ubériser. Comment et pourquoi aussi vite ? Le danger pour Uber, ce sont les voitures autonomes, celles de Google bien sûr, mais aussi celles de tous les constructeurs de voitures. Ces voitures pourraient bien vite supplanter les VTC et leur application favorite ; Et c’est pour cela que Uber a fait main basse sur “DeCarta” puis  “Bing Maps” de Microsoft et annoncé développer des voitures autonomes en partenariat avec Carnegie Mellon ; Pour cela que le consortium “Audi, BMW et Daimler” a racheté “Here maps” (anciennement Navteq) à Nokia”, pour ne plus dépendre d’un futur concurrent et de son Google Maps (Google Auto LLC est depuis peu enregistré en Californie comme constructeur automobile).

 

 



11/08/2015
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